Cristalliser la joie, le vivant, l’amour.

Un jour de l'été 1978, alors que Marie et moi roulions en autobus en direction de ville Lorraine offrir aux enfants des ateliers de danse, théâtre, musique et création, elle me demanda un mot, un concept, pour une chorégraphie à laquelle elle travaillait. À ce moment, je m'intéressais à la musique d'Edgar Varèse. J'appris qu'il composait par cristallisation. Le lendemain, j'ai dit ce mot à Marie. Une lumière intense apparut dans ses yeux. Manifestement, quelque chose venait de se produire en elle. À l'automne, elle m'invita à regarder ce qu'elle avait créé. Nous étions seuls dans une classe vide d'une école rue Laurier, près de Saint-Denis. Elle m'a invité à m'asseoir sur une chaise qu'elle avait placée au centre. Puis elle a dansé Cristallisation en silence. Je n'avais jamais rien vu d'aussi beau de toute ma vie. L'oeuvre durait une douzaine de minutes. Lorsqu'elle eut terminé, elle m'a offert de composer une musique. Je trouvais la pièce parfaite en silence. Elle m'a dit d'y penser... Alors un jour, je suis arrivé devant elle avec une grille de four. Je l'ai posée sur une boîte de bois, je me suis appuyé dessus et j'ai pincé les tiges métalliques comme si je jouais d'une harpe nouvelle. L'air résonnait de sonorités sourdes, telles des ombres mobiles se déplaçant dans l'espace dansé. En décembre, à l'invitation de Dina Davida, Marie a dansé pour la première fois Cristallisation lors du festival Qui Danse, puis en février 1979, à la galerie Véhicule Art. Marie, pieds nus, portait une simple combinaison rouge et une camisole. Il n'y avait d'autre éclairage que celui du plafond de la galerie, aucune sonorisation, pas de chauffage. Devant un public fasciné, portant gants et manteaux (pas pour la coquetterie), Marie a dansé l'oeuvre cinq fois d'affilée pour une durée d'environ soixante minutes. Danser l'oeuvre une seule fois est déjà exigeant. Le faire cinq fois, dans de telles conditions, c'est amener le corps dans une région limite où les fissures de l'instant arrivent à peine à se coaguler. La respiration, la résistance, la vision, tout cela bouge à l'unisson ou en contrepoint. Dans une lumière crue, Marie traçait une cartographie d'états, d'émotions. Des bras, des jambes, des lignes, des souffles, des pliés, des regards, des mains étoilées respiraient l'espace, transpiraient le temps, chantaient un corps nouveau. Dans la salle, la réaction du public fut merveilleuse. Les coeurs battaient par cristallisation. Dehors, il neigeait.
Cristallisation donne à voir, déjà, tout le langage chorégraphique à venir de l'artiste. La façon d'écouter l'espace, de fermer les yeux, d'ouvrir les mains, de tenir le coeur, de se déplacer, de s'immobiliser, de se coucher, de respirer, de souffler, de laisser colonne et ossature épouser la mémoire de chaque muscle, libérer le rayonnement du corps, le jaillissement des sens. Des signes dans l’espace vibrent à la nature humaine. Un geste d’amour humain à l’humanité. Une géométrie des sens, du temps. Ne pas chercher une histoire, mais laisser l’histoire venir à soi. Certains mouvements humains dévoilent le monde, le réel, la palpitation de l’espace. Ils traversent et captent. Des lieux reçoivent, sont visités. Ils deviennent à la fois images, lignes et motifs. Cela est respiré, médité, relancé par le corps, le coeur, le regard. Tout est là, prêt à bondir. Il y a là ce que l'écrivain J.M.G. Le Clézio appelle l'extase matérielle.

« Mon crime, c’est d’avoir, gai de vaincre ces peurs
Traîtresses, divisé la touffe échevelée
De baisers que les dieux gardaient si bien mêlée.»

Stéphane Mallarmé, L’Après-Midi d'un Faune


On peut retrouver un bestiaire imaginaire traverser certaines chorégraphies de Marie Chouinard. Il ne s'agit pas tant de bêtes, d'insectes ou d'oiseaux que de formes vivantes qui échappent au genre animalier. Dans Marie chien noir (1982), STAB (Space Time and Beyond).(1986), L'Après-midi  d’un faune (1987), les Trous du ciel (1991),  Terpsichore a cappella (1992) Étude poignante (1998) plus particulièrement et, dans une certaine mesure, Le Sacre du printemps (1993) ou Orphée et Eurydice (2008), entre autres, l'apparence d'êtres vivants autres qu'humains se glisse dans le corps de la chorégraphe et de ses danseurs. Mais au-delà de cette image extérieure, il y a manifestement un esprit étranger — pour ne pas dire étrange — qui vit là. Étranger pour nous, spectateurs. Mais pour Marie Chouinard, cela va de soi. Elle s'étonne même, peu rassurée, si on lui dit que tel ou tel mouvement nous rappelle un animal, un insecte ou une plante.
Il n'y a pas de rappels. Il y a traversées, glissements de sens, d'impulsions et d'instincts. À chaque fois, nous assistons aux frémissements d'un corps libre et perdu, à la recherche de son propre temps, happé par la lumière de l'instant. Les gestes se placent d'eux-mêmes dans tel ou tel couloir d'énergie. Il y a des lignes à l'intérieur desquelles il faut se mouvoir et s'émouvoir. Le corps du danseur capte l'esprit de l'autre, l'esprit de l'univers et de ses habitants; qu'ils soient du règne animal, végétal ou minéral. Chacune de ces familles a ses organisations, ses cristallisations, sa poétique bien à soi. Le corps du danseur doit saisir, sentir et faire vibrer l'inconnu qui lance ses signaux. Ce dernier a une forme qui s'apparente parfois à un chien, un gorille, une outarde, un loup ou un faune. Mais c'est sa vie et ses manifestations intimes qui s'offrent à nous. La voix, le geste et le regard prolongent ainsi la vie, la pensée et la création de l'être.
On pourrait penser que les chorégraphies de Marie Chouinard écrivent une nouvelle Histoire naturelle. Une Histoire où chaque figure renvoie à l'autre son double, son triple et sa manière d'être. Une Histoire naturelle vue et vécue de l'intérieur où l'esprit de chaque forme vivante serait décrit avec la précision et la poésie de l'entomologiste Jean-Henri Fabre. Mais ici, il s'agit de révéler le caché, l'enfoui à mains levées...  
Si vous observez un insecte ou un animal, c'est d'abord sa gestuelle et sa voix (le chant) qui attirent votre attention. Il y a sa façon de marcher, de courir, de voler, de jouer, de manger, de se gratter, de se défendre, d'observer, de faire la cour, d'appeler ou de s'accoupler.
Dans une conversation, si vous évoquez le chimpanzé ou le grillon arboricole, vous décrirez son comportement extérieur. À la limite, pour faire image, vous bougerez comme lui. Vous effleurerez ainsi une peau nouvelle où le langage des membres présente ses traits les plus reconnaissables, lisibles pour vous. Mais, bien souvent, une foule de détails nous échappe, peut-être même l'essentiel.
Dans les chorégraphies de Marie Chouinard, les danseurs ne bougent jamais comme. Ils sont. Ils vivent. Ils respirent. Ils dansent par et avec. Ils évoluent devant nous par mondes et visions, sexe et cris, peur et extase, rires et voix, joie et plaisir. Il sont là, à l’endroit et au temps exacts de ce qui bat et vit, à cet instant précis où la folie, les rêves et les quêtes de l'amour offrent ce que Victor Hugo appelait un « frisson nouveau». Ils vivifient le réel avec l'inconnu.
Il y a mystères et nuées. C'est vrai. Il y a le surgissement de figures inhabituelles venues d'un espace et d'un temps différents. C'est vrai. Sur scène, nous voyons des êtres humains se déplacer, bouger et chanter comme eux seuls osent le faire. Ils façonnent leur art, participent au sacré. Le spectateur interprète et traduit ce qu'il voit et entend avec son propre bestiaire. Puis, il y a magie. Une coïncidence surgit entre la scène et lui. Un regard traverse la salle, des profils s'immobilisent, un poing frappe le coeur d'où résonne une vocalise d'amour, kââââ... une tombée de neige apparaît, une «douche de lumière» (M. Chouinard) enveloppe le corps et là, un être nouveau s'offre à nous. Il y a parenté de mouvements, attitude commune.
Les oeuvres de Marie Chouinard font partie d'une humanité peuplée de nos propres bêtes. C'est la force de son art : faire rêver, rire, jouir, fantasmer, désirer, se souvenir de maintenant demain. La chorégraphe communique à ses danseurs une manière d'accueillir, d'enserrer les visions et les émotions d'un au-delà pour (nous) les transmettre magnifiées. Cela peut être le soleil de minuit, l'écho d'un hurlement, l'immensité du territoire, les étoiles, l'esprit des pores de la peau, la respiration du vent ou les rythmes d'un jeu, la quête d’amour, les appels et cris du monde au monde. Le registre est sans fin.
Il faudrait parler ici d'un atlas de l'invisible révélé par le visible. L'art de la chorégraphe consisterait à se placer (et ses danseurs) dans l'angle et l'axe parfaits où le vêtement de l'ailleurs habillera le corps du présent. Ses danseurs devant être des radars prêts à capter les ondes de tout mouvement. Ils doivent être parfaitement disponibles, à l'écoute de tout; des filtres dansants.
Dans les chorégraphies mentionnées plus haut, la présence animale est facilement identifiable. Dans Marie chien noir, il y a le chien, le loup, un squelette humain, un lézard vivant. Dans L'Après-midi d'un faune, c'est l'incarnation du faune créé par Vaslav Nijinski, une figure mi-homme mi-bouc; les nymphes font place à des faisceaux lumineux et le chant de grenouilles de la Thaïlande compose une partie de la bande sonore. Dans Les Trous du ciel, il y a un hommage aux outardes, aux hurlements de chiens et de loups. Dans Terpsichore a cappella, Marie Chouinard sort littéralement d'une peau de gorille (femelle) pour ensuite chanter. Dans Le Sacre du printemps on trouve une métaphore du boeuf par les cornes qui se transformeront en autant de griffes, poils et algues. C'est peut-être avec le solo S.T.A.B. (Space, Time And Beyond) qu'elle incarne le mieux, corps et âme, une vibration venue d'ailleurs. L'oeuvre est saisissante et résonne en nous comme un cycle de vie complet. Il y a métamorphose, voire transfiguration.
Le corps entièrement peint en rouge, la danseuse porte des cothurnes métalliques (sabots) aux pieds Elle est coiffée d'un casque (qui rappelle celui d’un pilote d'avion des début de l’aviation) muni d'un micro sans fil, prolongé à l'arrière d'une «corne-antenne » qui touche le sol. L'environnement sonore est créé, en temps réel, par l'amplification et le traitement de la respiration de l'artiste. Avec ces quelques éléments, un monde troublant prend forme. Les mouvements (qui annoncent déjà la gestuelle du Faune) sont ceux d'un être traversé et saisi. On le voit en communication, en attente. Le corps rampe, ondule, cherche une forme, une position à habiter. Les mains se joignent, pointent (dans une figure qui peut rappeler celle de Indra, le feu). La tête bascule à l'arrière, fixe le ciel, écoute le crépitement de l'infini, goûte la lumière, calque la chaleur, le corps rentre le ventre, les épaules se haussent, mains ouvertes, ascendantes. La bouche et les yeux résonnent par sympathie naturelle. Un rituel s'amorce, un combat peut-être, des faisceaux touchent le corps. La corne-antenne, à la fois complice et obstacle, étrange et familière, devient un être de désir. La voix, bestiaire sonore à elle seule, module du grave à l'aigu des râles, rugissements, complaintes et cris inouïs. Après vingt minutes d'une gestuelle venue d'un autre règne, le corps se relève, bien droit, enlève le casque et tient dans sa main droite la corne-antenne comme s'il s'agissait d'une peau ancienne et délaissée. On pense au miracle de la chrysalide.
Le papillon pourrait être L’après-midi d’un faune. L’oeuvre est d’une telle richesse qu’il est presque impossible ici d’écrire adéquatement à son sujet. Oui c’est le faune que créa, dansa le merveilleux Vaslav Nijinski en 1912 sur le Prélude à l’après-midi d’un faune de Claude Debussy composé en 1913 d’après le poème de Stéphane Mallarmé. Marie Chouinard laisse le prélude au musicien. Seul subsiste ce moment étrange des heures après le midi du jour. L’oeuvre est présentée avec la musique de Debussy ou sur une bande sonore créée par Janitors Animated, Silvy Panet-Raymond et Louis Duford et des effets sonores de Edward Freedman déclenchés par la danseuse.  Reste en mémoire le son des grenouilles au fond d’un puits la nuit en Thaïlande. Le Faune apparaît comme en aplat, bidimensionnel, marchant par pas comptés ou sur la pointe, évoluant de cour à jardin, offrant son profil droit ou gauche, dans un étroit couloir qui pourrait rappeler le trait d’union entre les mots après-midi. Le premier vers du poème de Mallarmé est : « Ces nymphes, je les veux perpétuer.» C’est une histoire d’amour, de désir, de jouissance éperdue, éternelle. Elle s’assoupit sous une tombée d’étoiles. C’est le temps d’un corps qui séduit, et aime séduire, embrasse, étreint, pénètre les nymphes devenues ici faisceaux lumineux. Ils apparaissent à la verticale, colonnes de lumière blanche, telles cette Échelle de Jacob que l’on voit parfois percer les nuages au loin. C’est une histoire infiniment douce et tragique où le faune transformera l’une de ses cornes en phallus rouge pour toucher, fendre, goûter l’aimée. Une langue nouvelle alors se délectera de la petite rivière coulant au creux du sexe d’une femme offerte à l’extase. Engendrer la lumière pour la perpétuer ou la tuer ?... De l’extérieur, sur la scène, tout cela semble contenu, mais par trois fois le faune en rut mordra le cou évanescent de ses lumineuses proies. Alors quelque part, du creux du bassin à la pointe du faune écorné, vibreront des cris d’extase. Des feux d’artifice de joie intense naîtront dans son ventre pour monter jusqu’au profil sans fin de sa tête. Dans sa gorge des scintillements d’électricité, des picotements continus exploseront. Les pores de sa peau et poils hérissés deviendront des bouches chuchotant au monde la sueur des étoiles anciennes, le cri muet d’une folie en aplat dans son cerveau éperdu. Il y aura fusion, transformation, disparition. Quel est le dernier vers du poème ? « Couple, adieu ; je vais voir l’ombre que tu devins
 La danse de Marie Chouinard est en relation avec l'insondable des sens du vivant: qu'ils soient humains ou autres. Avec ses légendes et ses mythes, elle célèbre le sacré de tout ce qui vibre.


© Rober Racine

Ce texte est une refonte d’un article paru en 1993 dans la revue Parachute, numéro 79, intitulé Bestiaire d’amour ; et un témoignage publié dans le quotidien Le Devoir, édition du 20 septembre 2003, sous le titre « Marie Chouinard ou l’infini turbulent » en référence au livre L’infini turbulent d’Henri Michaux, poète qu’affectionne tout particulièrement Marie Chouinard.


Cristalliser_ la_ joie,_ le vivant,_ l'amour / Cristallizing_ joy,_ life,_ and_ love. Compagnie_ Marie_ Chouinard_Compagny, Les éditions du Passage, 2010, Montréal, Québec. pp. 12-17. , 175 pages.