Une lettre au dessin

À Louise, ma mère

Tu me demandes, dessin, comment cela se passe pour moi qui te côtoie depuis bientôt quarante ans. Eh bien…
Dessiner, c’est libérer la main d’une idée, d’une obsession. 
En regardant le papier vierge, j’aimerais ressentir un vertige à la limite de l’étourdissement, un émoi. Alors le regard de celle qui sait ou celui qui se tait, et inversement, devinerait un dessin en attente. Peut-être y a-t-il au bout des doigts de chaque artiste l’empreinte d’une image où se tient, dans les courbes de ses lignes, un reflet, tel le visage de Narcisse brouillé par les ondes de son cri évermeillé au-dessus des vapeurs de l’eau trouble.
L’Histoire du dessin peut se situer quelque part entre les marges du cahier, calepin, feuilles volantes et autres papiers, capteurs de rêves, pour reprendre le nom de cet objet amérindien.
Les marges des manuscrits sont de petites grottes de Lascaux pour ceux et celles qui écrivent. Dessins, gribouillages, croquis, traits, esquisses et autres essais invitent la main à flâner là où le crayon laisse une trace en devenir.
Écrire, c’est dessiner. Mais l’artiste dessine peu de mots. Son royaume est celui des masses de couleurs, équilibre d’ombres et textures subtiles. Il note les formes, les reflets, les lumières, les matières de ce qui est présent ou pourrait l’être. 
Parfois il écrira sous le dessin un titre, un mot, des chiffres même. Jamais ceux-ci ne ressembleront à ce qu’ils identifient ou désignent. C’est une représentation plus proche de l’écriture de chaque civilisation.
Ce que les mots cèdent à l’image, elle le magnifie, traits et mouvements, pour le porter au diapason de la page.
En musique, le la du diapason est fixé à 440 vibratrions par seconde (Hertz). Son tracé ondulatoire s’effectue dans l’air et le temps. Les papiers, les couleurs et les autres supports vibrent également. Ils se déploient dans l’espace et la lumière. Le dessin les parcourt en les habitant.
Entourés des œuvres de Pellerin, Goodwin, Poulin, Whittome, Dumouchel et Safdie, les dessins que j’ai faits accompagnent les traversées de chacun de ces artistes uniques. Leurs trajectoires peuvent être d’ordre perceptuel, émotionnel, mystique, incantatoire, contemplatif ou humain. Si toutes ces œuvres, formats optiques, visages de l’au-delà,  pouvaient discuter entre elles, tels les convives du Banquet de Platon, peut-être assisterions-nous à un échange de vues singulier.
La main qui dessine se souvient du temps où elle était intuition, désir secret, état second. Lorsqu’elle trace un passage, un paysage, l’ombre d’un corps humain, l’aire d’une couleur ou les nerfs de la vie, elle s’insinue dans le passé des matières vivantes pour les cristalliser. 
Lorsque je dessine, je ne sais pas pourquoi mes doigts tiennent un crayon, du fusain, un pastel gras ou une goutte de sang que j’étale sur le papier. Ces objets sont les diapasons d’un la dont la hauteur varie sans cesse. Le regard s’insinue, s’infiltre, avance, conserve ou élimine ce que le mouvement trace. La main danse et chorégraphie simultanément. À ce moment, elle est à la fois interprète et œil extérieur. Vient l’abandon, le laisser-aller, le plaisir essentiel. La liberté est au bout des doigts. Il n’y ni plan de vol ni itinéraire. Certains repères remontent à la surface de l’être. L’expérience, le familier, le déjà essayé pilotent ces traçantes que les doigts guident. Puis tout s’arrête. Ce n’est pas l’épuisement ou la fatigue. Non. Le dessin a enfin pris son envol. La tour de lancement est dépassée. Il n’y a plus de risque au sol. Ces fusées dont parle Baudelaire, le vingtième siècle les a transformées en crayons à réactions aptes à dessiner l’exploration spatiale, le ciel pour support, le cosmos en repaire. L’artiste est dès lors placé à l’intérieur du bout de craie qui révolutionnera l’apesanteur des signes, les communications au sol. Ceci n’est pas une fable. C’est le décalque d’une main nouvelle aux aguets de sa propre apparition. Visière levée l’éblouissement du papier m’invite au tutoiement. Il n’y a plus de fléchissement dans l’œil. Iris et critallin guident la main où elle devra se poser en vision vierge. Ce n’est plus la main crie, mais le manuscrit.
Depuis les débuts de l’humanité, nous dessinons. Au début, avec nos yeux, notre mémoire, notre voix ; puis avec un, deux, plusieurs doigts. Bientôt la main devint pochoir. La Lune sera une feuille de papier sur laquelle nous imaginerons les dessins d’un lapin, un homme sciant du bois, une femme lisant, saint Georges et le dragon, une tortue, un scarabée. Un bestaire se dessine à sa surface avec les yeux des différentes cultures. Alors les rêves et la mémoire habitent les êtres vivants. Nous ne sauront peut-être jamais ce que ressentent les animaux en regardant la Lune avec ses mers et ses cratères. Voient-ils les formes que nous voyons ? Les ressentent-ils physiquement dans leurs différents cycles de vie et de mort, comme nous ? Ses diverses phases ont une influence sur ce qui vit ici. Le crayon suit alors la voie proposée par la vision, la pulsion de l’artiste. Il est l’intimité, l’audace et la liberté que les coulisses ou le studio de répétition permettent. Une fois sur scène, la création est à toute fin pratique terminée. Je dessine pour essayer, explorer, capter ce que je ne soupçonne même pas. Ma main devient le projecteur d’un film dont la pellicule se crée cadre après cadre et qui possède ses propres projections. Au départ il peut y avoir une intuition, une direction, une idée, une frénésie incontrôlée qui nous entraîne à réaliser. Dessiner est surtout méditer, contempler, voire prier à main ouverte au centre d’un vide en soi qui recevra la vision, l’apparence intérieure à naître. Ces rapports de durée remplacent une mystique du temps : le décalage entre ce qui est ressenti et ce qui se fixe sur la plaque du dessin. Mais ces décalages sont libres. Ils évoluent telles la rotation et la révolution de la Lune autour de la Terre. Tant que nous vivons nous offrons le même versant de notre être aux autres. L’œuvre, l’action, le témoignage deviennent l’autre versant, non pas caché, mais à peine visible. Évoquer l’aspect caché d’un objet par la voie du graphisme nécessite un point de vue différent des autres témoins. Une personne placée sur un point fixe dans l’espace, au bout de la ligne Terre-Lune, verrait la rotation de la Lune sur elle-même (ce qu’aucun être humain n’a encore vu), et derrière elle, celle de la Terre, plus rapide. C’est une question d’angle de vue. Le temps joue peu ici, sinon dans sa manière de permettre au réel d’articuler sa présence à la nôtre. L’artiste témoigne de ce qui est perçu, découvert ou entrevu. Il prolonge, reformule à sa manière les formes, les reflets, les lumières, les matières placées devant lui ou pourraient l’être s’il avait déjà été. Ce qu’il expérimente rappelle ce vers de Baudelaire du poème Une Passante : « Un éclair… puis la nuit ! […] » 
Le caractère immédiat du dessin, sa faculté de capter sans distinction ce qui s’offre entre la mine et le papier, l’huile de lin et le film polyester, offre au corps les forces nécessaires du déploiement. 
J’ai toujours aimé lire les fiches techniques des œuvres sur papier. Le nom des supports, des matières, les ingrédients et pigments retenus transforment l’élan inquiet en bond assuré, observable. Mis bout à bout, les termes parfois techniques opèrent à la manière des potlatchs des Amérindiens : ils sont à la fois fêtes et offrandes. Pour le plaisir, lisons les mots-potlatchs des œuvres exposées ici. Imaginons qu’ils sont les stances d’une incantation magique où chaque nom d’une composante annonce la vision qui sera vue de tous.
Huile de lin, terre, graphite sur film polyester translucide
Graphite et huile sur papier imprimé
Fusain sur papier
Pastel à l’huile, goudron, cire et impression sur pellicule Mylar
Bâtonnets à l’huile et fusain sur impression à la gélatine argentique sur pellicule Mylar translucide
Pastel à l’huile, pastel sec, huile et fusain sur papier vélin
Acrylique sur papier et clous
Fusain, pastel, graphite et collage sur papier

Ces mots résonnent en silence dans les salles où vivent les oeuvres. Ils veillent en témoins, près des œuvres, à l’image d’une carte d’identité glissée dans un portefeuille. L’adéquation entre ces mots et leurs dessins tient du mystère orphique et du chant sacré. Rien n’est dit mais suggéré. Ces vocables, osselets à jouer au sort, chuchotent par énigme, tel Héraclite ou l’oracle de Delphe. Mais la parole des œuvres présentées à Versailles est née d’une main tendue vers le visible, quête graphique incarnée. Cette quête possède un titre, des dimensions, un volume, une odeur dans certains cas. Cette peau nouvelle, territoire tendu offert au cadre vitré, donne à voir les pores du trait, ses motifs, ses textures et réseaux oniriques.

Les nerfs de Nerves, de Betty Goodwin, sont autant à l’intérieur du mot qu’au-dessous du corps couché flottant. Qui est ce corps ? Où est-il ? Que fait-il là ? Respire-t-il ? Est-il mort ? Est-ce son propre corps rêvé se rêvant corps rêvé tel le papillon du philosophe taoïste Tchouang-tseu ? Nous ne le saurons sans doute jamais. C’est la beauté des œuvres d’art : nous ne savons rien d’elles. Ce rien est la somme de ce qu’il faut oublier pour laisser entrer en nous la vision de l’autre. Il n’y a pas d’avis au lecteur dans la nature. Mais dans notre réalité à nous, humains, cela est parfois plaisant. Le corps des Nerves y songe peut-être.

Dans La Mort de Virgile de Hermann Broch, un roman qu’affectionne Roland Poulain, les derniers instants du poète de L’Énéide sont évoqués dans un récit composé en quatre mouvements : L’eau- L’arrivée ; Le Feu – La Descente ; La Terre – L’Attente ; L’Éther – Le Retour. Ces couples de mots pourraient décrire la sensation de vertige qui circule dans les œuvres de Roland Poulin. Seuils et Malgré la nuit inventent un équilibre du sombre et du noir où l’ombre de chaque trait rappelle le déséquilibre physique passager qui nous accompagne tous à la naissance. L’intensité bouleversante des noirs du fusain dans Malgré la Nuit répond à la descente et à l’attente. Mais y a-t-il arrivée et retour ? Cette question est sans réponse, comme  elle l’est dans The Unanswered Question du compositeur américain Charles Ives (1906). Pour dessiner Seuils et Malgré la nuit, il faut se placer un temps dans les interstices de la lumière, rais obscurs, pour obtenir la netteté du silence, sa chaleur et sa géométrie. Sur la Lune, la gravité est d’un sixième en comparaison à celle sur la Terre. Sur la lune vous pesez six fois moins. Quelle est la gravité dans Malgré la nuit ou Seuils ? Ces dessins où la nuit fomente lieux et demeures seraient-ils ce que le Pseudo-Denys décrit comme « la ténèbre plus que lumineuse du silence » dans sa Théologie mystique ?

C’est aux derniers jours de sa vie qu’Albert Dumouchel a réalisé la série de paysages au fusain intitulée Sans titre. N’est-il pas étrange, voire troublant, qu’un des graveurs les plus libres et inventifs du Québec confie au fusain, ce feu éteint de la nuit, l’hommage ultime du vivant, le paysage ? Le noir et le blanc sont les couleurs des commencements et de la fin. Je repense au titre de ce prélude pour piano de Claude Debussy : Des pas sur la neige. C’est suivre la réminiscence, la nostalgie, le souvenir, l’au revoir à ce qui fut et qui restera après nous. Le corps humain est à l’image du fusain, à la fois fusée et fusion, il fuse de toute part, célébrant les camaïeux de la sensibilité. Arbre vert, il vibre jusqu’au bois dur, courbé et tordu. Le jour viendra où il retournera au Feu, passage vers l’Éther. Dumouchel compose avec détachement et maîtrise le chant de nos amis les arbres. Les ombres sont blanches parce qu’elles ne sont tenues à rien. L’artiste trace des rayons où la courbure du temps et son aire attirent le petit bout de bois brûlé. Le doigt pointe l’univers mais l’artiste regarde plus loin. Il guette à bord d’une petite tige. Elle est faite de bois, de pigment huilé, de mine de plomb, de tout ce qui peut laisser une trace visible sur la surface choisie. Prenez un diapason et tracez une ligne sur le papier en appuyant, son empreinte apparaîtra. Quelque chose comme le son blanc du silence montera à vos yeux. Les grands arbres diapasons de Dumouchel donnent le la d’une éternité revenue, celle du présent en soi et de sa plénitude.

Léonard da Vinci écrit dans ses Carnets : « Le dessin est libre. » Cette liberté amène l’artiste à faire des rapprochements inattendus. C’est le cas de la série Ho T’u  de Irene F. Whittome. Le titre fait référence au Yi-king ou Livre des Transformations. Ce livre de sagesse chinoise date des premiers millénaires avant l’ère chrétienne. La figure des 64 hexagrammes est centrale. Six traits horizontaux superposés, parfois sectionnés en deux, renvoient chacun à une cosmogonie, connaissance de soi de par le monde intérieur et extérieur. Ce livre est essentiel dans l’inspiration de l’artiste. Ici un signe rouge est calligraphié sur des photos noir et blanc (parfois bleutées) représentant rivières et montagnes. Cela renvoie à cette légende chinoise racontant l’origine du Yi-king : « Du fleuve Jaune est sortie une image et de la rivière un livre, un saint les a imités. » L’artiste et le saint taoïste sont frère et sœur de perception. Le majestueux fleuve chinois serpente, tel un cheveu tombant sur le sol, la signature des terres asiatiques. La traversée rouge de l’artiste transforme ses signes en paysages, fleurs, oiseaux, animaux. Notre regard se pose sur cette union, superposition d’une image bien cadrée et son libre écho. Peut-être abstrait, le signe fait naître en nous le désir de le suivre du doigt. Il faut se placer devant une feuille où sont imprimées deux photographies de montagnes et de cours d’eau. La regarder longuement, doucement, avec une concentration libre de toute tension. Recevoir la représentation des  motifs de cette nature immobile, vive et criante dans notre imagination. Prendre le pinceau, le bambou taillé, le tremper dans la couleur rouge et laisser irradier l’impulsion dans notre main. Elle donnera naissance à une mutation alchimique. Entre la photo noir et blanc et une empreinte manuelle surgira une transformation. Si l’artiste l’accepte, elle l’offrira pour que ce don nous transforme. C’est le potlatch, étape primordiale pour Irene F. Whittome.

Où est la couleur dans un tableau trop éloigné pour être vu ? Guy Pellerin a dû se poser la question devant les fresques du peintre Ozias Leduc au plafond de la cathédrale de Joliette, au Québec.
La quête amoureuse et mystique de Pellerin pour la couleur l’amène à créer un nuancier qu’il titre No. 356 – cathédrale Saint-Charles-Borromée, Joliette. Il y a là quarante-huit éléments monochromes. Il présente les couleurs de l’œuvre d’Ozias Leduc invisibles à l’œil nu. L’artiste demandera à un confrère, Richard-Max Tremblay, peintre et photographe, de venir avec son appareil photo muni d’un puissant téléobjectif. Dans la cathédrale, tel un astronome de la couleur cherchant de nouvelles étoiles, quazars sensibles aux éblouissements, il demandera à son ami photographe de cibler, avec le télescope scrutatuer, les couleurs d’un au-delà à proximité de soi. Dans son studio, Pellerin étudiera ces cartes du ciel d’une œuvre d’Ozias Leduc. Puis il réalisera les quarante-huit couleurs acryliques sur papier et clous. Enfants, on nous disait à l’école : « Une ligne est une succession de points. » Ici, l’œuvre est une succession de dessins. Le point sur le i du mot dessin aligné aux autres forme une constellation, prisme en coin où chaque faisceau est un angle d’approche. Il faut se tenir au plus près pour voir comment Pellerin dépose la couleur de chaque monochrome. Il est là, le dessin. Couché, lové, traîné, lissé, épousant tantôt les aspérités du papier, tantôt les évitant ou les survolant. Ces couleurs sont le dessin d’un infini invisible à l’œil nu, logé au plafond d’une cathédrale du Québec. Vinci avait vu juste. 

Si une main prend de la terre, la dépose dans un bocal contenant de l’huile de lin, pense à la nature humaine, à sa place dans l’Univers, à sa fragmentation, sa fragilité, sa dissolution, sa transparence vernie ou diluée en lavis, cette main dessine des apparitions d’un autre âge. C’est ainsi que je vois les dessins à échelle humaine de Sylvia Safdie Notes from my Journal. Certains êtres portent en eux un destin trop lourd. Comme l’orage ou l’effroi, la démesure s’empare de ce qu’ils font. Dansent-ils, la scène qui supporte leurs pas s’affaissera. Prient-ils, leur ferveur les consumera. Il semble n’y avoir aucun espace pour eux. Mais ils fascinent. Le dessin prend cette voie, cette « porte étroite » dont parle Gide. Il est l’éclat de tous les soleils : il aspire les délimitations du réel pour laisser un sol à la gravité incertaine. Les personnages qui flottent dans les œuvres de Safdie permettent à ce qui les dévoile d’étirer le temps du dessin. Cette temporalité rejoint, à quelques degrés près, celle entrevue dans les Nerves ou Beyond Chaos No.7 de Goodwin. Chaque œuvre sur papier a son centre de gravité, son poids, ses couloirs où la chorégraphe peut ou non se faufiler. Le fil d’Ariane, le Minotaure et le Labyrinthe sont toujours présents sur le film polyester. Le matador espagnol Luis Miguel Dominguin disait : « La mort est comme un mètre carré qui tourbillone dans l’arène, mais personne ne sait où il est. »

J’ai repensé à cette phrase en dessinant les vautours. L’idée de mettre la main dans une trappe invisible qui aspire vous aspire profondément en vous-même m’a parfois éveillé, fait peur. Rencontrer son double n’est jamais agréable. Mais s’il n’y a plus d’attente, de désir, de projet en avant, toute rencontre devient une éclaircie ou des trous de soleil dans le ciel. J’ai dessiné debout, comme écrivent certains écrivains. Parce que j’étais souvent sur le point de quitter ma table de travail. Comme cela arrive lorsqu’on quitte une personne sur le seuil de la porte : la vraie discussion a lieu. On hésite à rentrer ou partir, mais la communication est vraie. J’ai dessiné les vautours ainsi. Sans que je m’y attende. Je ne voulais pas d’eux. Le dessin en a décidé autrement. On a fait chacun notre bout de chemin. J’ai dessiné avec la main droite et la main gauche. J’utilisais tout ce que je trouvais dans la maison pour graver, tracer, tacher, colorer, diluer, salir, asperger, caviarder ou tarauder le papier puis le sujet qui prenait forme sous mille et une matières : poussière, colle, retailles de bois ou de gomme à effacer, carton, encre, sang humain, épices, poils, salive, pastel gras, mine de plomb, graphite, fusain. Ces mots sont devenus des objets, des relais, des bruits, des couleurs, des parasites, de prétextes, des fuites, des rages, des exaspérations dans l’instant. Je dessinais rapidement. Comme si je ne voulais pas me rencontrer, me regarder, m’entendre, me laisser toucher ou flairer. Le temps d’une tornade, d’une trombe d’eau, l’effondrement d’un pont ou une explosion. Il y avait dans l’air la crainte des objets dans le noir du dessin. Cela ne durait pas longtemps. Le plaisir profond de créer portait le masque de la suspicion. 
J’ai rencontré les vautours pour la première fois au zoo de Barcelone, en février 1999. Ils avaient deux mots à me dire. Ce tête à tête a duré sept ans : un cycle dans une vie. Aujourd’hui les vautours dessinés, mes beaux chéris, sont retournés à Barcelone. En janvier 2008, je suis retourné les voir pour la première fois, neuf ans après. Il le fallait pour un roman que je termine : Les Vautours de Barcelone. Un personnage est revenu avec moi pour ce livre. Une jeune fille. À chaque jour elle s’assoit sur l’asphalte devant la cage des vautours et les dessine. Elle les appelle « mes caméras ». Elle dit que les rapaces dictent à sa main ce qu’elle doit dessiner. Elle les observe longuement. Se joue dans ses cheveux. Replace son perfecto coq de roche. Avec son crayon gras, elle bat des rythmes sur sa tête. Elle baisse les yeux et fixe son papier albinos. Enfin les lignes de sa main vrillent à l’intérieur de son crayon. Elle dessine ailleurs avec ce détachement impliqué qu’on les autistes. Le r du mot artiste se transforme en u. Bientôt son rituel s’achève. Sur le papier, elle a dessiné des inventions métaphysiques, des développements, des évanouissements, des sollicitudes, des égards. Elle les colore avec son mascara, de l’ombre à paupière, du fond de teint ou son rouge à lèvres. Une fois, elle a utilisé du vernis à ongle jaune pour faire le croquis d’une ponte. Elle dessine ce que voient les animaux : des dimensions. Ça ressemble à une fiction mais pas plus que le dessin serait une image qui n’est pas. Le réel laisse passer. Dès lors la fente joyeuse, le rapt divin, l’esquive graphique, les frottements d’où surgissent mille visages, feux sans soleil, tout cela participe à l’instant que le soir a ravi. La brèche éclatante laisse tomber sur les béances du papier le geste indélicat de la foudre, nuit verticale. 
Où se trouve le temps, le présent sans le maintenant de la main tenant un point d’interrogation en forme d’oreille ? Sur la feuille, tous les possibles sont là. Ils veillent, près à bondir pour capter l’envol de la liberté. Peut-être la main se perdra-t-elle dans l’immaculé du papier, verso sacré des noirs profonds (Broch/Poulin). Elle tentera de s’en approcher. Dessiner est la voie royale de l’intime dans l’infime. Mais cela doit demeurer simple et naturel. Comme peler un fruit ou couper du pain et dessiner ces actions. Ce ne sont pas des mots, mais les balises d’une dimension qui enveloppe la main et sa plume, une traçante. La main dessine le gant qui lui sied. 
Nous écrivons de gauche à droite, tel le parcours du soleil d’est en ouest. Ailleurs c’est de haut en bas, comme la pluie ou les rayons du soleil. Dessiner ne suit aucune direction prédéterminée. Pour l’astronaute dans l’espace, il n’y a ni haut ni bas. Il en est ainsi de la création. Où commence-t-elle ? Peut-être au même point que notre peau. Où finit-elle ? Là où l’offrande au spectateur est décidée. Où  va l’œuvre qui médite dans la salle du musée ou de la galerie ? Comment respire-t-elle dans l’attente d’un rapprochement avec le visiteur ? La forme d’une oreille. Dessiner est la part intime, immédiate de l’être humain. Pour nommer, décrire, cerner, évoquer ce qu’il voit extérieurement ou intérieurement, il trace quelques lignes. Le Petit Prince de Saint-Exupéry demande : « Dessine-moi un mouton. » Pas sculpter, peindre, graver ou photographier. Non, juste dessiner. C’est la ligne directe la plus simple pour le réel. Elle a la spontanné des bras qui se lèvent pour héler un taxi. Le bras trace dans l’air une demande. Le geste est pur, efficace, franc. Une fois assis dans la voiture, la réflexion, l’observation, la contemplation s’amorce. Sur le sable l’orteil ou le pouce trace un cœur, un profil, un nom. L’eau s’avance et se retire avec ce qui fut dessiné. Venus de l’eau, nous y retournons. 
Jusqu’à ce jour, douze astronautes ont marché sur la lune, de 1969 à 1972. Les parcours de ces marches, EVA (extra vehicular activity), sont aujourd’hui encore intacts, puisqu’il n’y a ni atmosphère ni vent sur la Lune. Au grain de poussière lunaire près rien n’abougé. Sans le vouloir, ces astronautes ont exécuté six nouveaux dessins (certains longs de quelques kilomètres). Un jour, pas si lointain, des voyages touristiques  seront organisés sur la Lune. Il sera possible de visiter ces sites comme nous visitons sur Terre les œuvres monumentales du land art. Les artistes de ce mouvement de l’histoire de l’art du vingtième siècle ont dessiné dans la terre pour révéler au visiteur sa tenuité face au monde et à l’Univers. Marcher dans un dessin, devenir le crayon, la plume, le fusain délimite et définit les apparences enfouies dans notre inconscient. 
Le dernier astronaute à avoir marché sur la Lune à ce jour, Gene Cernan, du vol Apollo 17, a tracé sur le sol lunaire les initiales de sa fille Teresa Dawn Cernan, TDC. Une façon élégante d’inscrire le féminin sur un territoire encore masculin. 
Fascinés depuis la nuit des temps par les formes et visages que nous inventons sur la Lune, quelques humains ont eu la chance d’aller en inscrire de nouveaux. Mais comme les couleurs non visibles d’Ozias Leduc décrochées du plafond de la cathédrale Saint-Charles-Borromée par Guy Pellerin, ils ne peuvent être vus à l’œil nu. Un jour on pourra s’en approcher physiquement. Nous pourrons les toucher du bout du pied tels qu’ils furent créés.

Voilà, Cher Ami, ce qui se passe en moi à tes côtés. 
Et toi ?


© Rober Racine.


Une lettre au dessinSur papier ou presque , catalogue de l'exposition des Oeuvres de la Collection du Musée d'art contemporain de Montréal. Montréal, Québec, 2008, pp. 13-22. 
Exposition organisée par le Conseil général des Yvelines et le Musée d'art contemporain de Montréal, présentée à l'Orangerie du Domaine de Madame Élisabeth à Versailles, France, du 21 novembre 2008 au 22 février 2009.